L'abandon corporel
un nouvel éclairage jeté sur l'expérience d'être humain


Gilles Desmarais et Claude Hamel






Version française revue et corrigée d'une communication présentée au
1er Congrès national aux États-Unis sur les psychothérapies centrées sur le corps
tenu conjointement avec le

4e Congrès international sur les thérapies psycho-corporelles

du 12 au 16 juin 1996
Beverly (Massachusetts) Introduction

De nouvelles compréhensions émergent souvent de notre insatisfaction à propos des formulations généralement reconnues, de même que du désir bien humain d'arriver à se comprendre d'une façon toujours plus satisfaisante. De ce désir émanent les racines et les origines de ce qui a fini par se nommer l'abandon corporel. Le présent texte rassemble des compréhensions qui sont l'aboutissement de près de 25 ans d'expériences, de recherches et de réflexions qui ont permis de jeter un nouvel éclairage sur l'expérience d'être humain.

Ce texte comprend quatre sections. La première section décrit brièvement l'évolution historique de l'abandon corporel et fait ressortir quelques-unes de ses découvertes les plus importantes. La deuxième section fait ressortir comment l'abandon corporel est une position pour être et, par conséquent, une position pour apprendre. La troisième section présente la compréhension du corps qui a émergé de cette position. Finalement, la quatrième section traite de certaines implications majeures pour la psychothérapie découlant de la recherche en abandon corporel.

1 - Historique et découvertes fondamentales

Quelques présentations formelles ont déjà été données au sujet de l'abandon corporel. Aussi loin qu'en 1977, M. Aimé Hamann a donné une conférence sur cette approche lors d'un congrès à Philadelphie. M. Hamann est le psychologue et psychothérapeute de Montréal qui a donné l'élan initial à cette recherche et qui en demeure la plus importante source d'énergie. Une autre présentation a été donnée en 1990 à Sainte-Adèle, Québec, au 2e Congrès international des thérapies psycho-corporelles par Comeault-Gaudet, Lauterburg et Marchand.

En 1993, M. Hamann et quelques collègues ont publié un volume intitulé : L'abandon corporel, au risque d'être soi. Un deuxième volume de M. Hamann, Au-delà des psychothérapies : l'abandon corporel, portant spécifiquement sur la psychothérapie en abandon corporel a été publié en novembre 1996. De plus, au cours des dernières années, Aimé Hamann a donné un certain nombre de conférences et d'ateliers en Europe, regroupant des thérapeutes provenant surtout de France, de Belgique et de Suisse.

Historiquement, l'abandon corporel s'est développé à Montréal, à partir de 1972, date à laquelle Aimé Hamann a initié un groupe de recherche. Cinq psychothérapeutes se sont rassemblés à partir d'une insatisfaction collective concernant les psychothérapies qui leur étaient familières, de même qu'un désir commun de réfléchir à partir de leur compréhension de l'expérience humaine. Ces thérapeutes venaient de disciplines variées, incluant la psychologie, le travail social et la psychiatrie.

L'intuition fondamentale qui les a guidés dès le départ concernait l'importance d'inclure le corps en psychothérapie. Avant de se retrouver en groupe, ces mêmes personnes avaient individuellement exploré plusieurs modes d'approches corporelles : bioénergie, mime, psychodrame, Tai Chi, Gestalt, massage, sensory awareness, rolfing, etc. Ils ont d'abord commencé à expérimenter différentes modalités de toucher, par exemple en touchant différentes régions du corps, en variant l'intensité de la pression et en variant la durée du contact. Graduellement, les membres du groupe se sont éloignés de l'intervention directe elle-même pour en arriver à favoriser une forme de toucher qu'ils ont nommé le toucher-présence. Ce type de toucher bien particulier n'a d'autre but qu'une présence à l'autre, l'invitant à être présent à lui-même, dans n'importe quelle expérience qui émerge ou se manifeste : tout ce qui est cette personne.

Une expérimentation soutenue dans ce contexte de toucher-présence a conduit à une découverte majeure. Durant une session de travail corporel, l'un des membres du groupe a commencé à expérimenter des tremblements musculaires, des vibrations et des mouvements d'une qualité très particulière et qui leur était tout à fait inconnue jusqu'à ce moment. Ce processus a débuté très graduellement mais s'est généralisé progressivement à travers le corps de cette personne. Cette expérience originale a été le premier contact avec tout un domaine d'expérience qui sera nommé l'involontaire. Les autres membres du groupe sont également parvenus à progressivement expérimenter l'involontaire selon des modalités spécifiques à chacun.

Cette découverte a amené le groupe à se questionner sur les conditions leur ayant permis d'accéder à ce genre d'expérience très particulière. Ils en sont venus à comprendre que ceci avait essentiellement à faire avec la position prise, c'est-à-dire une position d'ouverture globale à l'expérience d'une personne, sans rien demander de particulier excepté d'être là avec n'importe quel type d'expérience qui puisse émerger. Progressivement, ils sont parvenus à atteindre un monde intérieur organisé en interrompant de façon temporaire le contrôle et la direction volontaires de leur expérience. Il devint rapidement évident que cet involontaire révèle progressivement une structure et une organisation internes qui, si on lui donne le temps, a la possibilité de nous mettre en présence de l'immense complexité de notre être individuel. Cette structure interne peut également prendre le nom de mémoire corporelle, de structure énergétique ou de structure du désir de l'individu. La structure énergétique ainsi révélée, représente le mode de rapport organisé propre à chaque individu, qui dirige et détermine constamment la façon selon laquelle cet individu est en relation avec lui-même, avec les autres et avec le monde extérieur. Tout ceci laisse entendre qu'il existe un déterminisme fondamental à la vie humaine.

La mise en situation de base du travail corporel qui a pris forme à cette époque et qui est encore utilisée aujourd'hui en abandon corporel est la suivante : une personne se couche sur le dos sur un matelas, les yeux fermés et les bras étendus de chaque côté ; une autre personne s'assoit à la tête du matelas et accompagne celle qui travaille en plaçant ses mains de chaque côté de sa tête et de son visage, ceci sans intervenir ou agir, selon le mode du toucher-présence. La seule directive donnée est d'interrompre ou de suspendre de façon temporaire toute action, mouvement ou geste volontaires, permettant ainsi d'accueillir ou de recevoir quelque expérience de soi-même qui puisse apparaître, sans diriger, forcer, empêcher ou guider cette expérience de façon volontaire. Un certain nombre de choses peuvent apparaître et se manifester : des pensées, des sensations, des tremblements, des émotions, des fantasmes, des images, des souvenirs, des mouvements... ou le vide, l'absence, l'immobilité, etc. Toute expérience est valable et est bienvenue en tant que révélatrice de la vie de la personne.

Il est important d'introduire des distinctions fondamentales entre l'univers de l'involontaire pouvant être rejoint de cette façon et un certain nombre de concepts avec lesquels il y a souvent confusion. Il ne doit pas être confondu avec « la spontanéité » ou le sentiment de faire des choses que l'on a le goût de faire. Les gestes spontanés font toujours partie du domaine du comportement volontaire et dirigé, même lorsqu'ils ne semblent pas être conscients ou intentionnels. L'involontaire ne doit pas non plus être assimilé au « laisser-aller ». C'est plutôt une expérience de laisser-être dont on ne peut jamais au préalable connaître la direction, cette dernière étant toujours à découvrir.

Une distinction subtile mais fondamentale doit également être effectuée entre l'expérience involontaire et ce qu'on nomme le « passage à l'acte », qui est la décharge d'expériences intérieures insupportables. Ce type de comportement est souvent incontrôlable, mais se distingue de
l'involontaire de la même façon que le fait de frapper quelqu'un de façon violente se distingue du fait de se sentir violent et de sentir l'élan de frapper quelqu'un mais sans l'agir.

La découverte de l'involontaire et la poursuite de l'expérimentation avec ce mode d'être a ouvert sur une meilleure compréhension de ce qui allait devenir la position de base de l'abandon corporel. En même temps, ceci validait et confirmait la position d'ouverture à l'être dans sa globalité, sans faire de demande de changement ou de guérison. C'est une position qui n'est pas facile à prendre, ni à maintenir.

La recherche initiale en abandon corporel a permis de dégager une compréhension importante, à savoir que la parole et le langage sont des formes de toucher fondamentales, ayant la possibilité de devenir l'expression par excellence de la rencontre et de l'intimité humaines. Toute expression corporelle est en soi un langage et la parole humaine qui révèle l'être d'une personne est une expérience corporelle. La compréhension qui a fini par émerger est qu'il n'y a, de fait, que le corps. Dans cet esprit, la thérapie verbale ou non-verbale en abandon corporel est toujours du travail corporel.

Les membres du groupe de recherche ont commencé à appliquer leurs nouvelles compréhensions à leur pratique de la psychothérapie, de même qu'à la formation de thérapeutes, tant dans des contextes de rencontres individuelles que dans des situations de groupe. Assez rapidement, un bon nombre d'autres thérapeutes ont été attirés par cette nouvelle façon de voir les choses et ont profité de la force d'impulsion de l'élan initial. En plus des thérapeutes de la région de Montréal, cette expansion en a également rejoint d'autres dont la pratique s'établissait dans les régions de Québec, de Sherbrooke et d'Ottawa-Gatineau.

Le domaine de la psychothérapie est devenu, à la fois, le champ d'application ainsi que le laboratoire où cette recherche a été entreprise et se poursuit encore aujourd'hui. C'est en ce même lieu que notre compréhension de l'expérience humaine a pu commencer à se formuler, s'est développée et continue encore à évoluer.

En plus de la situation de psychothérapie individuelle, l'abandon corporel s'applique également très bien aux différentes situations de groupe : groupes de thérapie hebdomadaires, groupes de formation, sessions de fin de semaine et sessions de longue durée pouvant aller jusqu'à dix jours consécutifs. Pour nous, chaque démarche de thérapie entreprise est un processus de recherche où se dévoile progressivement notre structure personnelle et en vient à révéler l'organisation essentielle de notre être individuel. D'autres secteurs que celui de la psychothérapie se sont également avérés des lieux où ce mode de compréhension pouvait s'appliquer : la formation et la supervision à la psychothérapie, l'éducation, les relations de travail, l'intervention auprès des jeunes délinquants, etc.

2 - L'abandon corporel : une position pour être et pour apprendre

Qu'est-ce donc que l'abandon corporel? D'abord et avant tout, c'est une position. C'est une position prise de façon volontaire envers la vie et envers l'être humain. C'est une position d'ouverture, un mode de rapport où la vie peut apparaître sous toutes ses formes et, en s'accueillant progressivement, peut apparaître et évoluer dans toutes ses dimensions. C'est une position ontologique, une ouverture à l'être, une façon de voir la vie selon une perspective très spécifique. De plus, c'est fondamentalement une position empirique, toujours centrée sur l'expérience immédiate et ouverte à celle-ci, une position phénoménologique ayant un seul but : permettre à la vie d'apparaître telle qu'elle est, sans lui demander d'être autrement, sans demander qu'elle change, sans en chercher la guérison, sans s'attendre à ce qu'elle suive une direction souhaitée où qu'elle réponde à un certain modèle. C'est une invitation à être soi-même, avec tout ce que cela implique. Ce n'est cependant pas une invitation à faire table rase, à se vider l'esprit ou à recommencer à zéro. C'est plutôt une invitation à faire de la place à notre expérience immédiate même si c'est souvent exigeant, difficile et dérangeant.

Le fait de se placer dans une position d'ouverture à l'être a comme conséquence immédiate de toujours nous situer dans une position pour apprendre. Lorsque nous faisons de la place à l'être comme il est, nous rencontrons la personne. Cette rencontre nous offre toujours la possibilité d'apprendre l'autre plutôt que de le traiter à partir d'un bagage de connaissances a priori. C'est en ceci que l'abandon corporel est une position ontologique qui aboutit à la compréhension. L'être précède toujours la connaissance et c'est le fondement de la connaissance et de la compréhension de l'autre. Dans cet esprit, nous sommes toujours dans une expérience de recherche, faisant l'expérience et l'apprentissage de l'individu que nous rencontrons et ceci, à chaque instant particulier. Ainsi, l'abandon corporel n'est pas une théorie qui propose un modèle de comportements. C'est une position d'ouverture à l'autre, aussi bien qu'à soi-même. En fait, c'est une position très exigeante à prendre pour le thérapeute, car il doit reconnaître que ses propres sentiments et expériences lui appartiennent et, à la limite, n'appartiennent qu'à lui. Ils ne sont pas causés par l'autre. Naturellement, une fois que notre expérience immédiate est reconnue comme étant notre propre expérience personnelle profonde, elle peut nous informer de façon très juste sur ce qui se passe chez l'autre ou chez le client. En reconnaissant, par exemple, que nous sommes accusateurs, il est momentanément possible de transcender ce monde si familier de l'accusation et de la causalité vers lequel nous sommes constamment ramenés. C'est de cette façon que nous en sommes venus à constater que l'abandon corporel est toujours une position de recherche centrée sur la reconnaissance et l'appropriation du mode de rapport du chercheur, ou du thérapeute, en vue de favoriser une ouverture pour apprendre l'autre.

Cette position d'ouverture sur laquelle nous mettons ici l'accent n'est jamais acquise une fois pour toutes. Nous devons constamment nous repositionner, non par manque de compréhension, mais parce que nous sommes humains et que la tendance à la coupure et à l'accusation nous habite et même nous fonde en tant qu'humains. Nous avons dû nous protéger pour survivre et nous répétons constamment cette coupure afin d'arriver à composer avec ce qui, en nous, a peu ou pas d'espace pour exister.

En tant qu'humains, nous nous demandons constamment de changer, de devenir meilleurs ou différents, d'être autrement que ce que nous sommes. Le fait d'aborder la thérapie sans un objectif de changement a complètement réorienté notre expérience en tant que thérapeutes et a contribué à transformer de façon radicale notre compréhension du corps humain et notre vision de l'humanité.

Il découle, tant à partir de la position prise en abandon corporel que des exigences rigoureuses qui nous sont imposées par celle-ci, qu'il n'est pas possible d'assumer cette position et d'en adopter une autre en même temps. Par exemple, il n'est pas possible d'intervenir selon un mode de résolution de problèmes et d'être ouverts à la globalité de l'expérience en même temps. Il arrive que des problèmes soient résolus, mais ce n'est pas la visée première de la thérapie en abandon corporel. Sa caractéristique principale repose sur le fait que nous ne faisons pas de demandes de changement et que nous ne recherchons pas une guérison, même si le client arrive souvent en thérapie avec ces objectifs en tête. Nous ne voulons pas laisser entendre que le changement n'existe pas ou que la vie n'évolue pas constamment. Nous n'encourageons pas le fatalisme ou la résignation. Au contraire, nous sommes parvenus à comprendre que le mouvement intérieur se produit lorsque la vie peut être reçue comme elle est, sans qu'on lui demande d'être autrement. À ce moment, la vie commence à s'ouvrir, le mouvement intérieur s'installe et les changements se produisent, mais pas comme nous voulons qu'ils se produisent, ni comme nous voulons que les choses changent afin de se conformer à une image souhaitée ou désirée de nous-mêmes. À partir du moment où cet état de réceptivité est établi, ne serait-ce que de façon minimale, la complexité de notre être commence à se dévoiler telle qu'elle est structurée... rien de plus, mais rien de moins. De fait, notre recherche a conduit à une perception sans cesse accrue de même qu'à un émerveillement constant par rapport à l'étendue apparemment infinie de l'expérience révélée par cette position d'ouverture à la structure particulière de l'être de chacun.

Par ailleurs, c'est notre désir de changement lui-même qui constitue le principal obstacle au changement profond, en nous distrayant et en nous éloignant constamment de ce que nous sommes, de notre propre soi. Nous mettons l'accent sur ce que nous ne sommes pas ou sur le sentiment de ce que nous devrions être. Ainsi, notre recherche d'une meilleure vie, d'une plus grande réalisation, d'un meilleur contact, etc., se trouve à être en même temps un jugement de valeur sur ce que nous sommes, c'est-à-dire en manque ou en défaut. Nous nous jugeons insatisfaisants. En cherchant le changement de cette façon, nous nous retrouvons constamment en position déficitaire, en manque réel de nous-mêmes. Néanmoins, il est possible que le découragement et le désespoir engendrés par cette constante quête de changement nous permettent d'avoir accès à un lieu où le mouvement et le changement deviennent possibles. C'est dans ce même processus de s'expérimenter et de se recevoir dans cette quête, de même que dans la réalisation de la coupure et de l'absence à nous-mêmes, qu'il est possible d'atteindre ce lieu d'où origine le mouvement intérieur. Ce paradoxe de la vie est au centre de notre recherche. C'est ce même lieu que nous jugeons constamment comme insatisfaisant qui se révèle progressivement comme étant le fondement à partir duquel nous pouvons découvrir et redécouvrir toute la richesse de notre être. Ce genre d'expérience est un bon exemple d'une des implications fondamentales de la position d'ouverture à l'être dans sa globalité, à savoir, la découverte de la nature paradoxale de la vie humaine.

Cet aspect paradoxal du geste d'accueillir l'être tel qu'il est s'est révélé à nous dans des moments privilégiés de sessions de thérapie de groupe. Ces moments surviennent lorsque l'un des participants parvient à se dire aux autres en se recevant tel qu'il est. Cette personne communique alors intimement son expérience personnelle, telle qu'elle est organisée en elle-même. Ces moments peuvent durer plusieurs minutes et parfois même des heures. C'est là que la nature paradoxale de la vie devient apparente. Bien qu'un seul individu parle, chaque personne présente se sent inclue et devient souvent touchée dans sa propre expérience intérieure. Personne ne se sent exclu ou devient impatient d'avoir son tour. Il y a du temps et de l'espace pour chaque personne, même s'il n'y a qu'un seul individu qui parle. Concrètement, lors de ces moments où une personne parvient à dire son expérience, celle de chacun a de l'espace pour exister. C'est souvent vécu comme une expérience de transcender l'espace et le temps. À ce moment et pour ce moment, les divisions et les dichotomies habituelles de notre existence sont résolues. Nous transcendons l'individuel et l'universel, l'un et le multiple, les égalités et les différences, etc. Ces types d'expériences ont eu une influence profonde sur nous en tant qu'individus, mais elles ont également eu un impact profond sur notre réflexion et continuent de le faire. L'être humain, lorsque rejoint comme il est, est paradoxal dans sa nature même. Ceci nous conduit à la fois à l'intérieur de même qu'au-delà des limites de nos dichotomies pour atteindre la complexité et la richesse infinies de l'être en soi-même.

L'une des conséquences fondamentales découlant de la position de l'abandon corporel est qu'il n'y a pas d'être humain « idéal » ; il n'y a que l'être qui est : défini, confus, de bonne humeur, triste, aimable, enragé, tendre, dur, intéressant, terne, affirmé, retiré, dynamique, statique, etc. Nous sommes constamment confrontés à l'attrait du processus d'idéalisation et ça demeure un défi constant et intéressant que de tenter de faire de la place à l'être humain tel qu'il est.

Une autre conséquence importante de la position de l'abandon corporel c'est qu'elle ne peut pas être une position d'expert. Comme nous nous efforçons constamment de recevoir l'expérience humaine telle qu'elle est, nous sommes sans cesse sollicités à apprendre plutôt que de savoir au préalable. Chaque être humain doit continuellement être découvert et non pas guéri. C'est une position qui est très différente de celle de tenter de découvrir des éléments pour confirmer une théorie ou de celle d'élaborer un programme centré sur le développement.

Les conséquences découlant de la position prise en abandon corporel nous ont forcés à revoir plusieurs de nos certitudes et de nos convictions. Celles-ci portent entre autres sur deux thèmes fondamentaux que nous examinerons maintenant plus en profondeur : la conception du corps humain lui-même, ainsi que le rôle du thérapeute en psychothérapie.

3 - Compréhension du corps qui émerge de la recherche en abandon corporel

Tel que mentionné précédemment, la position et l'attitude fondamentales de l'abandon corporel nous a amenés à découvrir le mode d'expérience involontaire, c'est-à-dire, une manifestation corporelle autopropulsée et inconsciemment dirigée exprimant la structure énergétique d'un individu. Nous avons compris que cet univers involontaire sous-tendait tous nos modes habituels de comportement volontaire et formait l'infrastructure de notre adaptation à la vie, telle qu'elle s'exprime dans le quotidien. L'involontaire révèle un niveau peu exploré de notre être individuel qui est plus vaste que notre mode d'être superficiel et qui le dirige. L'involontaire est identique au soi particulier et révélateur de ce soi qu'est chaque être humain.

Le mode involontaire, expérimenté à maintes reprises par un nombre croissant de personnes, nous confrontait constamment avec la vaste et riche variété de ses manifestations : des sensations, des tensions et des spasmes musculaires, des émotions, des souvenirs, des sentiments, des idées, des images, des préoccupations quotidiennes, des états de vide, d'absence, d'immobilité, etc. Ces expressions de l'involontaire démontrent progressivement une organisation, une structure qui se révèle autant au niveau verbal que non-verbal. Aucune vie ne se manifeste de façon aléatoire. Nous avons découvert qu'avec le temps le corps nous donne accès à des niveaux de plus en plus profonds de notre existence. Recevant notre vie telle qu'elle est, sans provoquer ou sans empêcher son expression, nous nous découvrons spécifiquement dans notre mode de rapport. Ce qui s'exprime dans l'involontaire renvoie à notre univers relationnel et nous le révèle. Dans cet involontaire, le corps, c'est-à-dire le corps organisé qu'est chacun des humains, est essentiellement identique au rapport, à notre façon d'être en rapport sous toutes ses formes, y inclus nos besoins de contrôle, de distance, de séduction, d'accusation, d'agressivité, de projection, etc.

Dès notre conception, notre structure est présente sous une forme quelconque. Nous débutons la vie en interprétant toutes nos expériences à travers cette structure. Chaque être humain porte les marques de l'expérience antécédente de l'évolution de l'humanité qui organisent la façon dont l'individu perçoit et vit sa réalité. L'organisation intérieure propre à chaque humain, résultante de cette évolution, structure, dirige et détermine effectivement le mode de rapport de l'individu à lui-même, aux autres et à la vie en général.

Rien de ceci ne se passe dans le corps humain, c'est le corps humain. Fondamentalement, ceci constitue notre organisme humain. Pour nous, il n'y a que le corps et ce corps même est une organisation, une organisation corporelle manifestant et exprimant ses modes de rapports : sa façon d'être en rapport aux autres, à soi-même et à la vie. De cet angle, la recherche en abandon corporel nous a amenés à comprendre que le corps humain allait au-delà de sa biologie et de sa physiologie. La structure de rapports prend la biologie humaine en charge et l'assume. La structure de rapports organise nos façons d'aimer, de manger, de procréer ; elle façonne notre sens esthétique, nos positions politiques, voire même notre perception du réel. Parfois, le corps humain peut en arriver à agir contre ses propres fonctions vitales comme, par exemple, lorsqu'une situation affective intense provoque une crise d'asthme.

Quelle est cette structure et d'où vient-elle? Cette structure intérieure est l'expression de notre interdépendance humaine ; une interdépendance constitutive qui, selon nous, dépasse le fait de nos interactions sociales, culturelles, économiques et affectives. Elle est le tissu même de notre organisme. L'interdépendance humaine est la présence concrète des autres en nous à travers notre propre histoire personnelle et familiale, mais d'une façon encore plus profonde elle est la présence en chaque humain d'un héritage spécifique de l'évolution. La forme individuelle et concrète de notre vie nous a été transmise par nos parents, qui eux-mêmes l'ont reçue de leurs parents, qui eux l'ont reçue de leurs parents et ainsi de suite... Ceci inclut les traces déposées en nous par nos propres lignées d'appartenance, y compris l'effet de l'évolution humaine véhiculé par ce long processus de ce que nous avons appelé le processus d'hominisation. L'humanité n'est pas une oeuvre accomplie, elle est un projet, une oeuvre en marche engagée dans une aventure continue qui se poursuit dans chaque vie humaine.

Comment en sommes-nous arrivés à cette compréhension de nos origines? Dans la pratique de la thérapie, nous sommes constamment confrontés à nos anxiétés, à nos peurs et à ce que nous nommons habituellement nos défenses, nos résistances, nos refus, nos blocages, etc., toutes des expressions de nos coupures, de notre aliénation, de nos ambivalences, de nos divisions et de nos dichotomies. La recherche en abandon corporel nous a amenés à moins vouloir défaire ces défenses, mais plutôt à les comprendre comme étant plus qu'une simple expression actuelle de la résistance d'un individu. Nous les trouvons chez tous les clients et chez tout le monde. En plus de nos expériences en thérapie, nous avons reconnu des expressions semblables dans nos liens quotidiens en tant que parents, conjoints, enfants, amis, etc.

Nous sommes confrontés à une expérience générale de tous les humains sans exception. Dans cette perspective, les défenses sont remplies de sens plutôt que de pathologie. Elles expriment un mode d'être qui révèle une réalité humaine profonde, c'est-à-dire la capacité humaine fondamentale de pouvoir se couper de soi. La coupure est une expérience qui manifeste notre humanité essentielle et qui, fort probablement, a été présente dès le début de l'humanité et nous révèle nos origines. Ces vécus rencontrés en thérapie ne représentent pas de la pathologie, mais expriment plutôt les fondements de notre humanité. L'humanité a probablement eu son origine même dans la capacité et la nécessité que possèdent les êtres humains de se couper d'eux-mêmes ou de parties d'eux-mêmes ressenties comme étant intolérables, inadmissibles et inhabitables. Si nos modes d'être actuels ont le moindrement de sens, ils doivent exprimer notre humanité et, en conséquence, doivent indiquer la démarche faite par l'humanité depuis ses débuts. Nous trouvons ici la compréhension du processus d'hominisation.

Des êtres, devenant peu à peu humains, développaient une conscience rudimentaire et des capacités naissantes pour symboliser. En thérapie, la confrontation à des aspects de nous-mêmes qui menacent l'intégrité de notre image et de notre estime personnelles suscite des anxiétés intenses. Nous savons tous comment nos angoisses et nos peurs sont difficilement supportables. Ces anxiétés sont un reflet de cette expérience humaine d'origine. À un certain moment de leur évolution, les premiers humains ont commencé à prendre conscience que les expériences de leur organisme leur appartenaient, que c'était eux-mêmes. Ces premiers humains ont dû être profondément menacés par cette nouvelle expérience, consistant à sentir et à réaliser, même de façon minimale, à la fois l'énorme potentiel, la charge écrasante et l'intensité terrible des rapports humains, de l'expérience d'être humain, avec tout ce que cela comporte de violences, de peurs, de détresses, de vulnérabilités, etc. Ceci a probablement comporté un danger pour la survie vécu sur une échelle d'intensité très grande et très immédiate. Ces expériences compromettaient la viabilité même de ces êtres.

Possédant un corps à peine humain, incapable d'intégrer complètement ces vécus, incapable d'en porter le plein poids et la pleine intensité, les premiers humains ont probablement fait ce que nous faisons encore aujourd'hui, ils se sont coupés de ces aspects insupportables d'eux-mêmes afin de se maintenir en vie, de survivre, de se reproduire et donc de s'assurer la possibilité d'évolution continue. Ils ont mis en dehors de leurs images conscientes d'eux-mêmes les émotions, les sentiments, les états, les perceptions qui leur étaient intolérables. Ils ont projeté ces éléments d'eux-mêmes sur les autres, sur les animaux, sur les objets, et sur les forces de la nature. Ils ont créé des esprits, des démons et des dieux, des mythologies et des religions. Ces projections incarnaient tout ce que les premiers humains ne pouvaient contenir dans leurs propres corps, qu'ils ne pouvaient pas habiter ou s'approprier. L'humanité a émergé de cette capacité de dépossession.

Ce processus de coupure introduit un univers de divisions et dichotomise nos processus perceptifs et cognitifs. Bon et mauvais, nous et eux, individuel et universel, matière et esprit, psyché et sôma, corps et âme, etc. : toutes les dichotomies de nos modes de penser proviennent de cette origine. Descartes n'est pas responsable de l'introduction de dualités dans nos schèmes de pensées. L'humanité, dans ses origines mêmes, a fondé le chemin de l'aliénation dans la quête de sa survie et de sa réalisation. Nos institutions humaines sont l'incarnation de ce processus de coupure. Elles sont des « entrepôts » pour ces aspects de nous-mêmes que nous ne pouvons pas entièrement nous approprier et, comme telles, sont des expressions concrètes de notre aliénation personnelle. Néanmoins, en remplissant cette fonction vitale, les institutions peuvent créer des lieux pédagogiques où nous pouvons nous apprendre et graduellement apprivoiser notre peur de nous-mêmes et, dans la mesure du possible, approprier et habiter ce qui à l'origine a été divisé. L'abandon corporel cherche à offrir des conditions favorisant la récupération et l'intégration progressives de tout ce qui a dû être coupé depuis l'origine tant au niveau de l'individu que de l'espèce.

Cette vision du corps a permis de comprendre que l'humain n'est pas simplement un être avec des problèmes à résoudre ou des pathologies à guérir et que si ces problèmes étaient solutionnés et ces pathologies guéries, il deviendrait « correct ». Il n'en est pas ainsi. Nous sommes problématiques dans nos origines. De cette réalité proviennent ce que nous appelons nos problèmes et nos pathologies. L'aliénation et l'ambivalence ne sont donc pas des problèmes qu'on a comme humains, elles sont constitutives de notre humanité et se manifestent continuellement dans nos structures de rapports. Chaque humain est une organisation de rapports qui lui a été transmise à travers sa propre lignée d'appartenance ; il ne l'a pas choisie, il en a hérité. Il en ressort un déterminisme incontournable de la vie humaine auquel nous tentons constamment d'échapper et ceci, toujours à nos dépens.

Derrière toutes nos bonnes intentions et nos quêtes pour « devenir nous-mêmes », se cache régulièrement la tentative de nous sauver de nous-mêmes et de contourner le déterminisme fondamental. Nous voulons être, mais nous ne voulons pas être cet être spécifique que nous sommes. Dans le processus de coupure avec des aspects de nous-mêmes, il semblerait ne rester aucune place pour que ces aspects refusés puissent exister. Pourtant, il est foncièrement impossible de nous débarrasser réellement de nous-mêmes. Les éléments scindés continuent à exister puisqu'ils sont parties intégrantes de nos êtres. Il leur reste à s'exprimer de façon nécessairement indirecte. Notre aliénation nous amène à vivre des vies presque parallèles. Notre structure est toujours active. Notre désir fait toujours son chemin. Ce qui ne peut exister ouvertement et directement poursuit son chemin et cherche son expression de façon inexorable suivant des chemins indirects et déviés. Une grande partie de la souffrance et de la douleur humaines, des passages à l'acte, de la surconsommation, des difficultés relationnelles, etc., exprime l'aliénation constitutive de l'humanité.

La position de base en abandon corporel cherche à nous offrir une démarche possible : devenir réceptif à notre structure et ouvert à la totalité de notre être. Plutôt que de toujours chercher en vain à changer, la compréhension du corps humain en abandon corporel ouvre sur une possibilité de faire de la place afin que cette structure que nous sommes puisse exister telle que constituée. Dans cette démarche, il n'existe pas d'idéal à atteindre. Ce qui est à recevoir c'est notre être avec toute son ambivalence, ses accusations, ses douleurs, ses absences, ses agressions, ses refus... Essentiellement, il s'agit d'arriver à recevoir toutes les manifestations concrètes de notre dépossession et de notre aliénation, y inclus notre refus de nous prendre tels que nous sommes. Dans cette optique, la démarche n'a pas le sens habituel donné à l'actualisation de soi, à l'accomplissement ou au dépassement de soi. L'abandon corporel nous mène au seul véritable sens d'espoir que nous connaissions : celui qui graduellement fait de la place pour que toutes les expériences humaines puissent devenir ce qu'elles sont, quelle que soit la forme du vécu.

Nous avons identifié une autre capacité de l'humain inhérente à la démarche d'hominisation et à la réalisation de l'humanité. En plus d'une capacité de coupure, les humains ont également le potentiel de se recevoir tels qu'ils sont. L'aliénation n'est pas un processus négatif. C'est une démarche vitale, puisqu'elle ouvre sur la possibilité de confronter, de réévaluer, d'apprivoiser et d'intégrer tous ces aspects de nous-mêmes qui jadis devaient être niés. Nous nous approprions la réalité même de notre aliénation. Ce faisant, nous avons découvert que la vie est paradoxale dans ses fondements. Lorsque nous pouvons assumer ce qui était nié ou mis à l'écart, nous devenons ce que nous sommes. Lorsque nous pouvons assumer notre aliénation même, à ce moment, nous ne sommes pas coupés de nous-mêmes. Notre structure existe telle qu'elle est : nous sommes ce que nous sommes. Dans ce lieu, toute expérience humaine, reçue, est source de vie, de vitalité, de mouvement et de sens. Momentanément, les dichotomies inhérentes à notre aliénation sont transcendées.

À travers toutes ces expériences, nous avons été confrontés à la dichotomie de la liberté et du déterminisme et nous avons re-situé la réalité de la liberté humaine. Elle ne se fonde pas sur une capacité de faire ce que l'on souhaite faire, ni sur une capacité de choisir, ni sur des prises de décision visant à nous changer. La liberté humaine se situe plutôt dans ce que nous considérons être la capacité la plus spécifiquement humaine qui soit. La liberté se découvre dans cette potentialité de nous recevoir tels que nous sommes, de recevoir la réalité de notre mode de rapport, de recevoir en nous la présence constitutive de notre lignée d'appartenance, de recevoir le fait du déterminisme fondamental de l'interdépendance humaine. Dans cet acte, nous sommes libres : libres d'être ce que nous sommes, devenant tout ce que nous sommes à ce moment précis et pour ce moment précis. Il est possible à ces moments privilégiés d'expérimenter un sens profond de nous-mêmes : notre être, tel qu'il est, a du sens.

La position de base en abandon corporel a débouché sur une compréhension toujours croissante du corps humain, dont on ne pouvait soupçonner toute la complexité et la richesse. L'expérience de cette structure relationnelle, essentiellement déterminée, nous a fait découvrir la possibilité d'une résolution momentanée de la dichotomie corps-esprit. Recevoir sa structure ouvre sur un mouvement intérieur d'une rencontre directe et profonde avec soi et donc, avec les autres, avec la vie même et avec le sens de l'existence. À ces moments, nous avons directement accès à la spiritualité du corps humain. Nous comprenons que l'esprit est non seulement une potentialité du corps mais aussi son actualisation et donc, l'actualisation de la matière elle-même.

4 - Des implications pour la psychothérapie

La position de base de l'abandon corporel a des conséquences importantes pour la thérapie. Nous ne cherchons pas le changement, la résolution de problèmes ou l'adaptation psychologique ou sociale. Nous tentons de créer des conditions qui favorisent autant que possible l'accueil de l'individu dans son organisation particulière d'être. Nous cherchons à créer des conditions qui permettront à l'être de l'individu d'émerger dans son organisation concrète, telle qu'elle est déterminée. Nous n'imposons aucun modèle de comportements, nous ne proposons pas d'adhérer à une théorie. Nous ne donnons pas de direction extérieure à prendre, mais nous invitons à suivre la direction déjà présente à l'intérieur de tout organisme humain, la direction qu'impose l'organisation du désir manifestée dans la structure de rapports. Ceci ouvre un espace intérieur et offre au client la possibilité d'expérimenter graduellement sa propre structure, dans toutes ses dimensions et sous toutes ses expressions, comme lui appartenant. La visée de la thérapie se trouve élargie. La thérapie n'a de but que celui d'offrir au client l'engagement dans une démarche, le parcours d'un chemin plutôt qu'une guérison ou une résolution de problèmes.

Cette nouvelle vision a de sérieuses répercussions pour le thérapeute, puisqu'elle le sort du rôle d'expert. Il ne sait pas comment le client doit résoudre ses problèmes. Il n'est pas là pour poser un diagnostic ou pour proposer un plan de traitement. Il n'est pas plus là pour répondre aux demandes de changement des clients. Il n'offre pas un modèle de croissance auquel le client doit adhérer. Son rôle est de chercher constamment à créer des conditions qui favorisent l'émergence possible de la vie du client telle qu'elle est. Voilà l'expertise du thérapeute : la prise de position d'ouverture à la totalité de l'être que nous avons décrite, une attitude, un mode de rapport que le thérapeute s'efforce de soutenir et qu'il doit continuellement reconquérir.

L'application de la position de l'abandon corporel à la psychothérapie a forcé une réévaluation de la situation de la thérapie. Le thérapeute porte la responsabilité des conditions d'ouverture. Nous avons découvert que le processus menant à ces conditions se situait dans le rapport du thérapeute à lui-même. L'ouverture à la totalité de l'être du client n'est rejointe qu'à travers une démarche qui centre le thérapeute sur lui-même. Il doit continuellement faire son possible pour reconnaître et recevoir en lui-même tout ce qu'il vit dans sa présence au client. Ceci implique, en plus, une conscience que toutes ces expériences, ces émotions et ces réactions éveillées dans le contact avec le client appartiennent intrinsèquement et exclusivement au thérapeute à chaque moment de la démarche de thérapie. Elles sont les manifestations de sa propre structure de rapports. Elles ne sont pas causées par le client ; elles s'éveillent chez le thérapeute à l'occasion de la rencontre avec ce client particulier. Le mode d'expérience du thérapeute, ainsi révélé, lui appartient bien avant que le client ne rentre dans son bureau.

Le client, avec sa structure spécifique, éveille certainement des réactions, mais n'en est pas la cause. Sans aucun doute, l'expérience du thérapeute lui devient une source importante d'informations concernant la structure de rapports du client, mais seulement si le thérapeute reconnaît que ces vécus lui appartiennent, sans accuser ou blâmer le client de ces vécus et finalement, sans demander au client de changer pour dégager le thérapeute de son expérience. Le thérapeute est donc constamment ramené au besoin de se confronter à lui-même et de se recevoir dans sa propre structure intérieure, dans son organisation de rapports. En conséquence, il doit être engagé dans sa propre démarche. En abandon corporel, la seule formation possible est la démarche personnelle continue du thérapeute.

La position d'ouverture crée un lieu où il existe un espace pour que le client puisse être à tout moment de cette ouverture. Cette position impose une rigueur et une discipline essentielles. En ceci se situe également l'expertise du thérapeute : son consentement à être engagé dans ce mode de rapport et à être responsable de la position d'ouverture. Nous voilà devant une démarche de reconquête continue. Personne n'atteint cet état de façon définitive. Nous y sommes brièvement et ensuite nous nous retrouvons immanquablement dans nos divisions et nos dichotomies. Nous y sommes avec tout ce qui peut surgir de nous-mêmes : nos défenses, nos divisions, nos désirs de changer, nos espoirs que les autres changent, etc. Il n'est jamais question d'une position idéalisée. Il n'existe pas de façons modèles d'être présent. Il n'existe que la structure spécifique de rapports qu'est chacun de nous, avec toutes les manifestations concrètes qui sont à reconnaître comme étant à nous-mêmes et à la limite, comme n'étant qu'à nous-mêmes. Nous nous efforçons sans cesse de reconquérir cette position.

Lorsque les conditions d'ouverture sont présentes, le client s'engage dans une démarche intérieure où il se trouve constamment ramené à lui-même, à son organisation, à sa structure spécifique de rapports. L'expérience est souvent très rigoureuse. Le client confronte sans cesse l'illusion de la quête du changement. Dans la position de l'abandon corporel, il découvre que ses défenses et ses résistances le ramènent inévitablement à lui-même. De plus, la position du thérapeute ramène le client à lui-même à chaque tournant. Lorsque la vie telle qu'elle est a de la place pour exister comme elle est, le processus même d'évasion de soi peut devenir une rencontre avec soi. Toute expérience possible exprime son être. Graduellement, le client a l'occasion d'expérimenter sa structure sous un jour nouveau, avec de nouvelles conséquences, souvent avec moins de honte, de culpabilité et d'une façon moins défensive. Il lui arrive de découvrir l'espoir inhérent à l'expérience de lui-même tel qu'il est, sans demande d'être autrement, même lorsque ceci implique une ouverture à sentir et à exprimer toute son ambivalence envers lui-même, envers les autres, et envers la vie elle-même.

Même dans des situations où un individu se trouve toujours en position de refus de sa structure de rapports, il incombe au thérapeute de recevoir ce vécu tel quel, et de recevoir tout ce que ce vécu éveille chez lui. Nous rencontrons souvent cette position de refus chez des personnes ayant des structures relationnelles sévèrement psychotiques. Quand le thérapeute arrive à porter toutes les réactions éveillées par ces clients comme lui appartenant, sans finalement leur imposer une demande de changer, il leur offre la possibilité d'une nouvelle expérience d'eux-mêmes. Leur refus d'eux-mêmes est reçu par le thérapeute, ou parfois par des participants dans une thérapie de groupe, comme une expression essentielle de leur être individuel, donc comme étant une expression vitale. Il se peut fort bien que ces gens ne puissent pas plus se recevoir, mais l'expérience de leur refus a du sens et n'est pas mis à l'écart. Conséquemment, ils ont un lieu pour exister tels qu'ils sont, même si ce n'est qu'à l'intérieur du thérapeute ou des participants d'un groupe.

La position de l'abandon corporel nous prend en charge avec la rigueur essentielle de l'ouverture globale à l'être tel qu'il est. Elle nous a conduits à cette constatation fondamentale pour la psychothérapie : il ne peut y avoir d'exception à recevoir la structure telle qu'elle existe ; toute expression spécifique de la vie humaine doit y être inclue. Cette compréhension est une pierre de touche pour notre recherche et notre réflexion. Elle nous incite constamment à explorer et à élargir notre conception de la thérapie et du rôle du thérapeute afin de maintenir l'ouverture à la totalité de l'être dans toutes ses manifestations humaines.

Conclusion

La recherche en abandon corporel et son application à la psychothérapie nous ont fait parcourir des chemins qui étaient sûrement insoupçonnés par les membres du groupe de recherche en 1972. La découverte du mode d'expérience involontaire et l'élaboration conséquente de la position d'ouverture à la totalité de l'être nous ont engagés dans un processus continu de réévaluation de notre compréhension essentielle de l'expérience humaine. Nous avons exploré dans ce texte certains éléments de base faisant partie de notre compréhension actuelle. Nos façons de voir le corps humain, l'interdépendance et le rapport humain, la liberté humaine et la nature paradoxale de la vie humaine et enfin, la compréhension de la psychothérapie et du rôle du thérapeute ont toutes été radicalement transformées et enrichies. Cette nouvelle compréhension a découlé de la position de base prise en abandon corporel : être globalement réceptif à la vie telle qu'elle est spécifiquement organisée chez tout être humain. Ceci est la force motrice qui pousse notre recherche et la munit d'une pierre de touche pour évaluer la validité de nos découvertes. Toute compréhension excluant une forme quelconque d'expériences humaines ou introduisant une demande de changement présente nécessairement de sérieuses lacunes.

Nous nous trouvons engagés dans une démarche de réflexion et de découverte qui se révèle rigoureusement exigeante et incroyablement satisfaisante. Nous espérons que ces réflexions ont donné au lecteur une première compréhension de l'abandon corporel, une position qui pour nous, a effectivement jeté un éclairage nouveau sur l'expérience d'être humain.

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gillesdesm@rogers.com
leclaudehamel@hotmail.com
Gilles Desmarais, M.Ps.

Claude Hamel, Ph.D.